Un vieux colosse dans l'air du temps

Il affiche une façade Art nouveau, abrite une librairie design autour d'un atrium vertigineux, un café littéraire néo-Renaissance du XIXe et une salle d'exposition façon loft : le "Grand magasin de Paris" (Pàrisi nagy aruhàz) est une adresse incontournable au 39 de l'avenue Andràssy, aussi bien pour ses différents visages que pour sa vitalité. 

A l'origine grand casino inauguré en 1882 dans le style néo-Renaissance (dont la salle de bal accueille aujourd'hui le Book Café), il devint en 1911 le premier grand magasin de Budapest sous les traits ovoïdes qu'on lui connaît ; endommagé lors de la Seconde guerre mondiale, réinvesti à la fin des années 1950 puis abandonné à la fin du XXe siècle, le bâtiment classé Monument historique faillit accueillir le musée de l'architecture hongroise.

De remaniements en réaffectations, c'est un remarquable exemple d'une histoire qui continue de s'écrire et de se vivre au quotidien. 

Budapest par-dessus les toits

Aux couleurs du Simplon

On croirait voir l'une de ces images de synthèse si prisées des architectes, trop lisses et trop colorées pour être réalistes. Mais la résidence Simplon udvar, inaugurée en 2009 rue Bercsényi dans le 11e arrondissement de Budapest, réconcilie bel et bien image et réalité.
Adossée au centre commercial Allée, ses façades sur rue comme sur cour resplendissent comme un joujou tout neuf, sans aucune injure aux immeubles alentour, ravalés pour l’occasion : même hauteur, travail sur la couleur, sur le rythme et sur l'angle, comme partout à Budapest où la scénographie urbaine veut que les carrefours soient marqués par des immeubles à pans coupés, des oriels, des tourelles d'angle ou des dômes.

Les architectes Gábor et Bence TURÁNYI (agence t2a) font partie de cette génération d’architectes hongrois qui savent conjuguer respect du patrimoine et innovation, sous le signe de la pérennité… et de la joie de vivre.

Les cours intérieures, pivots de l'urbanité

Pour qui veut connaître l'envers du décor budapestois, se glisser au petit matin dans les pas de ceux qui entrent et sortent des immeubles est riche de promesses. Budapest raisonne de centaines de cours intérieures d’une diversité renversante et insoupçonnable : la façade sur rue d’un bâtiment ne laisse jamais rien présager de la cour qu’il renferme.
Ni son plan (régulier, triangulaire, en trou de serrure...), ni son style (néo-Renaissance, néo-classique, art déco, éclectique), ni ses matériaux (brique, crépi, voire faïence), ni ses tonalités.
Et comme toujours en architecture, tout est affaire de proportions : nombre de cours trop profondes et étroites renvoient à une atmosphère quasi carcérale ; à l’inverse un rapport au sol et au ciel plus équilibré se traduit par l’appropriation commune de la cour, transformée en lieu d’agrément voire en jardin potager, parfois en place commerçante (citons les fameux "kerts" de Budapest, ces bars alternatifs qui investissent les cours et jusqu'aux appartements des immeubles, dans le 8e arrondissement).
Trait caractéristique, dans l’immense majorité des cours de la Budapest du XIXe siècle (comme nombre de villes à travers l’Europe centrale et orientale), les appartements sont desservis de l’extérieur par des balcons filants ou des galeries courant tout autour de la cour. Festons de ferronneries d’art, balcons d’angle, colonnades et galeries parfois transformées en vérandas, les coursières participent largement de l’esthétique du lieu.

Un lieu charnière de l'urbanité
A l’origine du système de desserte par coursières, la volonté d’aboutir, en pleine Révolution industrielle, à un consensus social à l’échelle de l’îlot en évitant la ségrégation : bourgeois et ouvriers habitaient dans les mêmes immeubles, les premiers investissant les appartements sur rue, les seconds les appartements sur cour, avec escaliers différenciés.  
Ce consensus social se retrouve dans le langage courant : les coursières, appelées « gang » (vocable que l’on retrouve en anglais dans gangway pour désigner les passerelles desservant les cabines de bateau), désignent aussi en hongrois le palier, le perron ou le seuil.
Dans les bâtiments bien proportionnés et à l’esthétique poussée, les cours et leurs coursières fournissent cette épaisseur de l’espace indispensable entre sphères privée et publique : des lieux de transition, de gradation, d’échange restreint et de sécurisation, à la croisée entre ville et jardin.

Parisi udvar se meurt

Levez bien les yeux : ils sont une cinquantaine, torses nus et en rang d’oignons, à s’extirper des murs par dix mètres au-dessus de la place Ferenciek et de la rue Pétőfi Sándor.
Depuis 1910 les guetteurs de Parisi udvar, ce fantasmatique palais néo-gothique au couronnement hérissé de pinacles, de gargouilles et de clochetons orientalisants, sont aux premières loges pour observer les mutations de la vie urbaine.
Mais tout se joue ici dans les entrailles du bâtiment. Ou plutôt, tout s’y est joué pendant un siècle. Car le Passage de Paris, ce flamboyant bazar à l’orientale où subsistaient encore quelques commerces il y a peu, est désormais pétrifié dans un silence d’église.
Commandé par la Central City Savings Bank et conçu par l’architecte Henrik Schmahl, on le tient à juste titre pour un chef-d’œuvre : sols étoilés de marbre et de verre gaufré, boiseries dentelées rehaussées de mosaïques, verrières en plein cintre crénelées et sublime coupole de vitraux inspirée des voûtes mauresques en nids d’abeille – un cas unique dans l’histoire des passages. Commun en revanche le dépérissement qu’il connaît aujourd’hui, bien qu’il abrite des logements dans ses étages.

C'est que l'archétype du passage couvert, qui a essaimé à travers toute l'Europe au XIXe et au tout début du XXe siècle, a toujours été un pari risqué. Fleuron du capitalisme triomphant, il n'a jamais relevé de la compétence des municipalités mais a toujours constitué un pur objet de spéculation privée destiné à écouler la surproduction de produits de luxe.

Un pari risqué
La réussite des passages couverts, en termes de fréquentation, dépend de la convergence de facteurs spatiaux, économiques et sociaux – une vraie alchimie urbaine.
Il doit faciliter le passage d’un lieu attractif à un autre, en offrant à la fois un raccourci et une sécurité. Le passage couvert, rappelons-le, connaît son essor à une époque où la rue est encore moyenâgeuse : mal pavée, sans caniveau (par temps de pluie les piétons se frayaient un chemin dans un véritable bourbier), encombrée et rendue continuellement dangereuse par des véhicules toujours plus nombreux et rapides, les vitrines ne pouvaient retenir des passants fuyant la saleté, la cohue et les accidents. C’est pourquoi les passages couverts tenaient lieu de refuges, de raccourcis et de lieux de promenade et de détente quasi magiques : ils répondaient à un réel besoin.
Magiques et incontournables, reflet idéal de la totalité de la vie urbaine, car ils concentraient le maximum de commerces, services, lieux de détente et de loisirs dans un minimum d’espace, attirant jour et nuit toutes les classes sociales. 
Ce n’est évidemment plus le cas aujourd’hui. Parisi udvar, en plein quartier touristique, est depuis longtemps concurrencé par les rues piétonnes voisines et par les commerces de son rez-de-chaussée ouvrant sur de larges trottoirs ; par les centres commerciaux aussi, héritiers directs du modèle du passage couvert.

Vers un renouveau en 2012 ?

La place Ferenciek, qui n’en est plus une depuis l’invasion de l’automobile, est promise en 2012 à d’importants travaux de restructuration au profit des piétons, des cyclistes et des transports en commun. On peut légitimement penser que sa revalorisation attirera de nouveaux commerces et services le long de la rue Pétőfi, déjà elle-même restructurée et embellie pour désengorger la rue piétonne Váci. Ce renouveau profitera-t-il à Parisi udvar ? C’est ce que l’on espère, sans croire au miracle…   

Une cité lacustre ?

Une flottille de pavillons et de jardins pris dans un réseau de canaux et de pontons : tels sont les projets de développement des petites villes balnéaires de Gárdony et Agárd, au bord du lac de Velence, exposés actuellement au Centre d’architecture FUGA.
Bien que l’exposition ne livre guère de détails, il semble s’agir de réflexions réellement en cours plutôt que d’exercices d’étudiants, à en juger par la similitude des projets : une partition orthogonale jouant sur l'équilibre entre jardins et habitat, canaux et pontons ; un panachage de chalets et bungalows à l'architecture sobre et contemporaine privilégiant le bois... le tout sans aucun pilotis. Un village de vacances flottant inspiré du vieux rêve des cités lacustres, troquant l'insularité contre la continuité de l'espace public.    
À mi-chemin entre Budapest et le lac Balaton - le plus grand d’Europe - , le lac de Velence (Velencei tó) s’étire sur une dizaine de kilomètres ; sa pointe sud-ouest, aux contours incertains et marécageux, et sa côte nord-ouest montagneuse ont été préservées de l’urbanisation. Peu profond et en partie gagné par les roseaux, le lac est entièrement pris par les glaces lors des hivers rigoureux, comme ici en février 2011 : un miroir bucolique battu par les vents, paradis  des randonneurs, cyclistes, hockeyeurs, kite-surfeurs et autres chars à voile.
Eté comme hiver il recèle donc un potentiel touristique évident, qui a fait la réputation des villes de Velence, sur sa pointe nord-est, et de Gárdony et Agárd le long de sa côte sud, hauts lieux de villégiature encadrés de champs mais dépourvus de réel centre-ville, au sens spatial comme économique...

Les projets en cours auraient le mérite de redynamiser l'économie locale en attirant une clientèle plus huppée, et en prenant le contre-pied d'hôtels construits çà et là sur la rive sans aucun souci de qualité architecturale et environnementale.  

Centre d'architecture FUGA, Petőfi Sándor u. 5, 1052 Budapest

Une église, un trait d'union

C'est un mariage des plus réussis entre architecture contemporaine et patrimoine vernaculaire que consacre la petite église réformée de Budakeszi.

Contemporaine par l'asymétrie des volumes, le jeu des lignes, l'usage du pan vitré ; ancrée dans la tradition par son campanile transylvanien et son pan de toit pentu en chaume - l'usage massif du bois, en revêtement comme en structure, jouant un rôle unificateur.  

L'architecte, dont j'ignore le nom, a profité de la pente pour enterrer l'église à demi, lui conférant des proportions très humbles.
Un volume rectangulaire à toiture plate, prenant jour à hauteur du passant à travers des claies en bois, abrite la tribune ; la nef se déploie en sous-sol sous la toiture à double pente, moitié chaume, moitié verre ; l'autel est  lové dans un volume convexe à double paroi, cachant une verrière zénithale intermédiaire  - la lumière naturelle y entre à flot sans source visible, de manière très symbolique.

Un joli tour de force, tout en équilibre et sans fioriture.

Budakeszi Református Egyházközség temploma,
Fő utca 159, 2092 Budakeszi

Les trouées d’Ákos CZIGÁNY

Le jeune photographe hongrois Ákos Czigány s'est introduit dans les cours intérieures de Budapest pour en saisir les découpages du ciel. Une variation sur un thème à l'épure plus complexe qu'il n'y paraît au premier regard.

Un florilège architectural

Les amateurs de patrimoine peuvent s'en délecter. La série de clichés, fondée sur un protocole photographique rigoureux et efficace, s'apparente à un remarquable travail d'inventaire : d'un seul coup d'oeil les cours s'y révèlent dans toute leur diversité, avec leur plan régulier ou asymétrique, leurs coursières en encorbellement, leurs colonnades superposées, leurs oriels et leurs modénatures.
Mais "l'inventaire" en question est trop limitatif et ne réfère à aucune adresse. Surtout, l'esthétique et l'abstraction à l'oeuvre portent la série Ciels au-delà du documentaire.

Aux sources de la photographie

Ákos Czigány, dans l'intelligence de son média, pousse à l'extrême l'esthétique du contraste : noir et blanc, ombre et lumière, plein et vide, matériel et immatériel, en renvoyant à l'essence même de la technique photographique - celle du positif et du négatif. Jusqu'à troubler nos références quand les quatre façades d'une cour deviennent le cadre d'une image absente (2e cliché).

De l'abstraction...

Car les Ciels n'ont de ciel que le nom. Aucun nuage, aucune nuance atmosphérique, aucune temporalité, mais de pures trouées lumineuses, quasi irréelles, qui neutralisent des poussées géométriques implacables héritées du constructivisme : des perspectives ascendantes, convergentes et écrasantes, qui fonctionnent dans tous les sens et dont l'abstraction rejette l'humain à la porte de l'image, là où finissent précisément les coursières et où commence l'univers retranché des appartements.

Ces trouées, parce qu'elles ne sont pas l'empreinte d'un ciel photographié à tel instant en tel lieu, fonctionnent comme des hors champs en plein centre de l'image, et se répondent les unes les autres comme autant de fragments négatifs qui conditionnent la tension de l'oeuvre.

... à la sensibilité

Dans ce degré d'abstraction, c'est encore hors champ que point la sensibilité : l'homme est partout présent par son absence, à travers la bascule de son regard comme à travers le visage intérieur de son univers construit. Et Czigány de réintroduire ce rapport de l'homme à son milieu par une photographie - une seule - volontairement orientée, où le mur lisse devient sol, la cour corridor, la trouée porte (dernier cliché).

La série Ciels (Egek en hongrois), que l'Institut français de Budapest a exposée du 14 janvier au 18 février 2011, a valu à son auteur le prestigieux prix Lucien et Rodolf Hervé en 2010.



Le Grand Pari(s)

A l’initiative de l’Institut français de Budapest et du ministère de l’Intérieur hongrois, le Centre d’architecture contemporaine FUGA de Budapest accueille jusqu’au 18 avril 2011 l’exposition Le Grand Pari(s), fruit de la consultation internationale lancée en 2008 par le président Nicolas Sarkozy.



Les dix équipes pluridisciplinaires réunies autour d’architectes-urbanistes y livrent autant de scénarios sur l’avenir du Grand Paris, autour de deux grands chantiers : « la métropole du XXIe siècle de l’après-Kyoto » et le « diagnostic prospectif de l’agglomération parisienne », pour tendre vers une métropole plus dense, mixte, connectée, créative, efficace, juste et écologique.


Au-delà de l'image


L'exposition Le Grand Pari(s) se veut didactique mais demeure difficilement lisible pour le grand public, tant l’échelle et la juste complexité des projets défient la représentation visuelle, d'où l'importance accordée aux textes et aux interviews.
C’est d’emblée ce sur quoi a insisté l’architecte François Decoster, co-fondateur de l’agence AUC dirigée par Djamel Klouche, lors de sa conférence du 5 avril 2011 à l’Institut français de Budapest.

La métropole, les métropoles, parce qu’elles sont le résultat de sédimentations spatiales, sociales et économiques polymorphes et contradictoires, sont irreprésentables. Et comme telles elles échappent à tout modèle d’intervention préconçu : « la métropole de demain » existe déjà à 90%, bon an mal an, avec ses quartiers, ses infrastructures de transport, ses rythmes et ses déséquilibres propres.

Or il n’est plus question de poursuivre les politiques d’extension mais au contraire de reconstruire la ville sur la ville : friches industrielles, tissus urbains lâches, banlieues sont riches de potentialités.


Stimuler, recycler l'existant


Paris « stimulé », c’est ce que l’agence AUC prône modestement mais avec réalisme : un urbanisme de la transformation, du recyclage, du raccommodage, visant la polyfonctionnalité de chaque quartier (habitat, commerces et services, lieux de culture et de détente) autour d'espaces publics revalorisés et en sauvegardant, ou plus exactement en assumant l'héritage de chaque site. 
Des interventions au cas par cas, réfléchies grâce à la contribution d’historiens et de sociologues, mais qui doivent néanmoins être pensées dans une logique d’ensemble, celle de la « ville connectée » – là réside précisément le grand pari, celui de la gouvernance, dans un contexte d’émiettement administratif où les communes prennent leurs propres décisions d’urbanisme.


Une géographie de la traversée


François Decoster a particulièrement insisté sur la question des transports, problématique essentielle du phénomène urbain. Tout l’enjeu est d’opérer un changement culturel : revaloriser le trajet, la traversée des espaces, la pérégrination plutôt que promouvoir à tout prix la rapidité d’accès d’un point A à un point B ; repenser les gares, à l’origine conçues comme des monolithes en totale rupture avec le tissu urbain, à la manière d’espaces publics rassembleurs, riches d’activités, spatialement intégrés, et naturellement connectés aux autres transports publics ; enfin irriguer le plus possible les quartiers nouvellement desservis par le métro grâce à une offre de transports en commun souple et ramifiée.

Citons à ce titre un exemple de réseau de transport en commun parmi les plus efficaces au monde : celui de Budapest, parfois surnommée... le petit Paris.

Centre d'architecture FUGA, Petőfi Sándor u. 5, 1052 Budapest

Journées portes ouvertes à Budapest

Ce week-end du 18-19 avril 2011, à l'occasion du centenaire de leur construction, une quarantaine de bâtiments ont ouvert leurs portes au public dans le centre-ville de Budapest : écoles, musées, hôtels, mais aussi et surtout immeubles d'habitation, qui eux ne figurent pas au programme des traditionnelles Journées européennes du patrimoine.   


Une occasion unique de découvrir ce patrimoine de l'ordinaire, puisque les cours intérieures autrefois ouvertes (sous le régime communiste du moins) ne participent plus aujourd'hui de l'espace public, sécurité des habitants oblige.


Grâce à l'initiative conjointe de la Société des Archives et du Centre d'architecture contemporaine FUGA, halls d'entrée et cages d'escaliers, cours et coursières mais aussi combles et toits-terrasses étaient libres d'accès, au plus près du quotidien des habitants.  Tout un monde.


De haut en bas : Arany Janos u. 32 (cour intérieure sous verrière et toit-terrasse), Falk Miska u. 30 (grenier), Régi Posta u. 12 et Szentkiràlyi u. 10.